Le Grand dévidoir

Texte publié dans le n° 2 de La Belle vie, journal de résidence d'Amélie Lucas-Gary à la Villa Belleville

2020

Quand j’ai entendu parler pour la première fois du Salon du Vide j’ai pensé tout de suite au reportage que ça pourrait donner je tenais là peut-être un bon sujet et après y avoir mûrement réfléchi je me suis décidé à contacter la Société Française du Vide qui organise le salon chaque année au mois de juin pour leur faire part de mes intentions solliciter une éventuelle autorisation et prendre rendez-vous au siège de l’association qui occupe les quatrième et cinquième étages d’un immeuble de bureaux près du centre Pompidou à Paris rendez-vous fut donc pris avec le directeur un matin de janvier et tandis que je franchissais par l’escalier de service les différents paliers qui me séparaient du cinquième étage je repensais aux quelques informations que j’avais pu recueillir au sujet de la SFV principalement dans l’onglet présentation de leur site internet où la Société Française du Vide est définie comme la plus ancienne des sociétés du vide répertoriées à travers le monde la première à voir le jour en mille-neuf-cent-quarante-cinq sachant qu’elle aurait pu naître même un peu plus tôt si le projet conçu dès mille-neuf-cent-trente-neuf n’avait été reporté à cause de la guerre un projet alors formé par le scientifique Fernand Holweck dont j’ignorais tout bien qu’il fût comme je l’ai appris en consultant sa fiche wikipédia un physicien de renommée internationale l’un des plus brillants de sa génération pionnier dans de multiples domaines inventeur notamment d’un modèle de pompe à vide moléculaire et au moment où éclate la guerre versé dans des recherches portant sur le microscope électronique les amplificateurs de lumière et les compteurs de photons après avoir contribué du sommet de la tour Eiffel aux progrès de la télégraphie sans fil ou disons TSF pour simplifier car il faut toujours simplifier et participé aux premières avancées concernant la transmission de l’image à distance autrement dit la télévision toutes choses apparemment sans rapport direct avec les actions de résistance dans lesquelles il s’engage à partir de mille-neuf-cent-quarante-et-un en mettant sur pied une équipe fabriquant de faux papiers d’identité destinés à franchir la ligne de démarcation ce dont il ne cherche pas à tirer avantage alors même qu’il fait partie à l’époque des trente-deux scientifiques français de renom que Louis Rapkine et Henri Laugier entreprennent de sauver sous couvert d’une invitation officielle aux États-Unis proposition que décline Fernand Holweck à la suite de quoi il finit par être arrêté par la police française le onze décembre mille-neuf-cent-quarante-et-un dénoncé par un voisin agent-double et remis à la Gestapo qui le retient incarcéré à la prison de la Santé où il meurt assassiné sous la torture le vingt-quatre décembre de la même année laissant orphelins quatre enfants parmi lesquels un fils marié quelque temps après à la sœur de la monteuse de films Marie-Josèphe Yoyotte et une petite fille de cinq ans née hors-mariage en mille-neuf-cent-trente-six la future écrivaine Agnès Rouzier dont la mère déportée disparaît également trois ans plus tard au camp de concentration de Ravensbruck la même année que son parrain Antoine de Saint-Exupéry au large de Marseille ça démarre fort pour Agnès Rouzier à propos de laquelle on sait au reste peu de choses sinon qu’elle publia aux éditions Seghers en mille-neuf-cent-soixante-quatorze et dans des conditions assez rocambolesques sur lesquelles j’aimerais m’arrêter mais je crains trop le hors-sujet l’unique livre paru de son vivant intitulé non, rien sans majuscule et sans mention d’auteur sur la couverture blanche ouvrage aujourd’hui tout aussi culte que méconnu bien que salué à l’époque à la fois par Gilles Deleuze et Maurice Blanchot lequel écrit qu’il faut peut-être disparaître en quelque sorte pour entrer en rapport avec ce texte qui porta d’abord comme titre Le Désordre et dans lequel Rouzier chercha selon ses propres mots à tout inclure avant de disparaître à son tour dans des circonstances assez obscures en mille-neuf-cent-quatre-vingt-un ce qui en fait donc à quelques mois près l’exacte contemporaine de Georges Perec ne laissant ni descendants ni famille seulement un mari qui meurt quant à lui assassiné une dizaine d’années plus tard au Maroc épisode sur lequel je passe pour revenir aux années soixante où Agnès et Pierre Rouzier décident de s’éloigner de Paris et de vivre retirés à Domme pittoresque petit village au bord de la Dordogne qui présente entre autres particularités celle d’abriter la plus importante station d’écoute en France dédiée au renseignement électromagnétique dans un site relevant à la fois de l’armée et des services secrets de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure bien que cette vocation ne soit toujours pas reconnue officiellement considérations qui nous écartent de l’activité pour le coup officielle à laquelle se livraient le couple de néoruraux mais dont témoigne bien le papier à lettres qu’utilisait Agnès Rouzier pour son courrier lequel portait l’en-tête suivant agnès et pierre rouzier décoration et restauration de maisons anciennes une occupation qui les conduit à s’associer avec Bernard Benson que l’article wikipédia consacré à Agnès Rouzier qualifie d’entrepreneur ce qui est pour le moins réducteur tant ce personnage est à lui seul un sujet de roman et même de romans au pluriel eu égard à ses multiples vies et aventures à travers le monde puisque dès l’âge de dix-neuf ans il est pilote de chasse dans l’aviation britannique et inventeur pendant la guerre de la première torpille à tête chercheuse innovation qui suscite aussitôt l’intérêt des États-Unis où Bernard Benson est bientôt transféré sous protection de la Central Intelligence Agency afin qu’il poursuive ses recherches sur divers modèles de missiles parmi lesquels un prototype de missile à ogive nucléaire participant ainsi au premier chef à cette spirale infernale que constitue la course à l’armement dans le contexte de la guerre froide et qui laisse entrevoir un possible anéantissement du monde après quoi il devient dans les années cinquante un des principaux pionniers de l’informatique domaine de recherche prometteur qui finit par lui rapporter une fortune considérable et lui permet de prendre sa retraite au début des années soixante multi-millionnaire alors même qu’il n’a pas encore quarante ans mais investi dès lors d’une double mission à savoir d’une part la mise en garde contre les risques soulevés par l’informatique sur le plan de la vie privée étant parmi les premiers à affirmer que les données numériques introduites dans un seul système laissaient les individus à la merci de qui contrôle la machine et d’autre part et surtout la dénonciation des dangers de la guerre et de la menace thermonucléaire en devenant un militant résolu de la paix dans le monde auteur de multiples best-sellers qui lui vaudront les honneurs de nombreux chefs d’état parmi lesquels sa sainteté le Pape Jean-Paul Deux lui-même mais n’anticipons pas sur cette apothéose et revenons à l’époque où Bernard Benson prend la décision de se retirer dans le Périgord et entre en relation avec Agnès et Pierre Rouzier qui lui inspirent l’idée de devenir agent immobilier de châteaux et de fil en aiguille propriétaire à Saint-Léon-Sur-Vézère du château de Chaban où il trouve le confort et la quiétude nécessaires à l’écriture d’une série de livres sur la paix inspirés par la philosophie d’un groupe de moine tibétains auxquels il finit par céder un terrain au mitan des années soixante-dix afin qu’y soit fondée une lamaserie consécutivement à la visite du seizième karmapa Rangjung Rigpe Dorje dont les instructions servirent à l’édification du centre bouddhiste Dhagpo Kagyu Ling autrement dit et littéralement Lieu de la transmission des enseignements abritant de fait une bibliothèque une université un ermitage monastique et un centre de retraite aujourd’hui considéré comme l’un des plus importants centres d’Europe point de convergence de plusieurs dizaines de milliers de visiteurs par an venus chacun égrener sa mâlâ et réciter des mantras dans le but je suppose de suivre la voie du Dharma ce qui a priori nous éloigne sensiblement de notre point de départ qui était dois-je le rappeler mon intérêt pour l’édition deux-mille-vingt du Salon du Vide prévue initialement les dix-sept et dix-huit juin à moins peut-être de faire un rapprochement hasardeux et forcé avec la notion bouddhiste de sunyata qui désigne si j’ai bien compris la vacuité ultime des réalités intrinsèques dans la mesure où tout est par nature interdépendant et donc vide d’existence propre rapprochement que je m’interdis de faire comme je m’y étais fermement résolu une fois arrivé au terme de ces divagations et franchis les paliers qui me séparaient donc du cinquième étage occupé par les bureaux de la Société Française du Vide où j’avais rendez-vous ce matin de janvier sans imaginer sur le moment qu’il ne serait pour mon projet d’aucune utilité étant donné ce que nous réservait la situation sanitaire comme on disait alors avec la brusque paralysie causée par l’épidémie de covid le grand Confinement et la vie annulée car dans cet univers sous vide où je me retrouvais pris à mon propre jeu et pris de court en plus le Salon du Vide voyait justement sa tenue empêchée par l’envahissement total du vide ironie du sort qui me rappelait une possible définition physique du vide comme étant ce qui reste quand tout est enlevé sauf le vide or que restait-il au fond dans ce monde absent à lui-même une fois le vide évidé sinon une aporie un nœud une impasse dans le raisonnement une inextricable pelote autour de laquelle je tourne depuis plusieurs jours et que je tente par tous les moyens de délier de démêler de dérouler au fil d’un texte où tout se tiendrait comme par évidence et qui défilerait sous l’effet du scrolling dans le tourbillon sans fin d’un grand dévidoir.



 

Domme (Dordogne), 2005
Vue aérienne du site de la DGSE à: Domme (Dordogne), 2005